« Le moniteur d’auto-école donne un grand coup de frein et la voiture cale... Heureusement, il a vu s’engager la vieille dame hors passage piéton. Moi, je l’aurais écrasée ! Mince, je ne parviendrai jamais à conduire, comment à la fois regarder la route, trouver la pédale de frein et celle de l’embrayage, changer de vitesse et j’en passe ?! »
Madame, monsieur, rassurez-vous : vous parviendrez à conduire sans soucis lorsque vous ne serez plus en situation de « double tâche ». C’est à dire lorsque vous n’aurez plus à gérer deux situations d’apprentissage en même temps. Votre attention ne sera plus nécessaire pour jongler avec pédales, frein, rétroviseur et clignotant car vous aurez automatisé leur usage. Elle pourra alors être consacrée à l’observation de la route, à la concentration nécessaire mais fugace pour décider de doubler. Tout simplement.
Les situations de double tâche, nous y avons tous été confrontés un jour. Dys ou non dys. Nous ne le réalisons pas car nous ne savons de quoi il s’agit :
« Notre cerveau se trouve en situation de double tâche dès qu’il doit gérer en même temps deux actes volontaires non automatisés. »
La double tâche est souvent évoquée pour expliquer la fatigabilité des enfants dys, leurs échecs dans la compréhension de la lecture ou la dysorthographie, leur impossibilité à retenir un cours. Mais en quoi écouter un cours et l’écrire ou le recopier du tableau place t’il ces enfants en double tâche ?
La réponse est simple si l’on connait le postulat associé à ces troubles : il y a absence d’automatisation des apprentissages, de savoir-faire concernant un domaine
spécifique.
- un enfant dyslexique n’automatisera pas la lecture, toujours il devra se concentrer pour déchiffrer un texte.Et retrouver l'orthographe de mots.
- un enfant dysphasique n’automatisera pas sa parole ou la compréhension des « sons mots », toujours il devra se concentrer pour entendre juste et décoder leur sens. Puis écrire "juste".
- un enfant dyspraxique ou dysgraphique n’automatisera pas ses gestes volontaires, dont l’écriture, toujours il devra se concentrer dans la réussite du geste graphique. De ce fait, il ne pourra se
concentrer sur l'orthographe et la grammaire.
- un enfant souffrant de troubles de l’attention sera-t-il confronté à une double tâche ? En quelque sorte oui, lorsqu’il devra faire le tri entre l’information importante et le distracteur, ce bruit
de tondeuse à gazon ou le chat qui passe au pied de la fenêtre basse de la classe ou « n’importe quoi »…
Mathieu est dyslexique. L’énoncé n’est pas long mais il galère pour le lire, il tente de différencier les lettres, de repérer des mots. Il déchiffre, au point de ne plus comprendre le sens de ce qu’il lit. En double tâche comme le débutant en lecture. La poésie à copier au tableau n’est pas longue mais en plus, il souffre d’un trouble oculomoteur qui l’empêche de fixer correctement son regard après chaque saccade pour accommoder, voir tout au loin sans sauter des mots ou une ligne. Et idem, ses yeux doivent ensuite rendre nettes les lignes proches sur son cahier ! Il doit tant se concentrer pour parvenir à retranscrire, qu’il s’épuise et zappe la fin du texte. Sans aménagements, il essayera au prix d’un tel effort qu’il risque de décrocher et de perdre toute estime de lui.
Emilie est dysgraphique. Elle est élève appliquée, veut écrire parfaitement. Elle y parvient, sa leçon est joliment écrite. Elle a placé toute son énergie dans la calligraphie, dans l’orthographe aussi, elle n’a en fait rien pu comprendre de ce qu’elle écoutait. Ou la moitié, disons. Tandis que d’autres ont de suite compris la consigne dictée et commencé à y réfléchir, elle est perdue et doit se relire. On la trouve peu participative en classe. Sa lenteur bientôt la pénalisera, dès que le rythme s’accélèrera. Elle n’a en rien automatisé l’écriture, en 6ème elle écrira d’ailleurs encore comme une enfant appliquée et restera en double tâche, sans outils et aides adaptés.
Julien est dyspraxique. Il s’en fiche de bien écrire (c’est du moins ce qu’il dit), tout ce qui lui importe est d’essayer de tout noter au rythme imposé. Son écriture est illisible, les fautes d’orthographe sont nombreuses. Lors d’une dictée ou d’un cours oral, c’est la catastrophe, sa dysorthographie est majeure. Normal, en double tâche ! Il ne peut à la fois écrire et retrouver l’orthographe des mots, encore moins appliquer les règles de grammaire que pourtant il connait. Il ne parvient pas à tout noter, son cahier est un torchon. Si rien n’est mis en place, très vite il ne pourra pas suivre, dégouté d’apprendre. A jamais ?
Sofia est dysphasique. Comment décrire les difficultés rencontrées ? L’oral ne l’aide en rien, ça va si vite. Il faudrait répéter en reformulant ce qui est dit. Mais qui y songe ? En lecture, un texte lu de façon muette, les sons reliés aux mots n’existent pas dans sa tête. Elle essaye de se créer des images mais c’est long. Recopier, elle y parvient mais elle aligne les mots sans qu’ils prennent sens, ça va trop vite. Et puis… elle oublie aussi des morceaux, trop de concentration nécessaire. Sofia a besoin d’être particulièrement soutenue.
Notre cerveau et notre système nerveux sont outillés pour nous éviter ces doubles tâches : lorsque nous nous entrainons, nous
automatisons chaque savoir-faire. Aussitôt que nous nous retrouvons dans la même situation, nous mobilisons, de façon automatique, ce qu’on appelle « la mémoire procédurale », celle qui permet de
réaliser « une procédure » sans se poser de question, sans avoir besoin de réfléchir. Il en est ainsi pour conduire. On peut le faire en échangeant avec un passager, sans réfléchir aux pédales.
Et pour l’écriture, par exemple ? C’est un geste fin, précis. Il faut des années d’entrainement pour « écrire les yeux fermés ».Puis, lorsqu’elle est automatisée, on ne dépense plus d’énergie à
essayer d’écrire. Notre attention pourra être mobilisée pour écouter et comprendre, tout envont limit écrivant.
Une personne dys n’automatisera jamais certaines procédures dont celles, complexes, liées à des apprentissages scolaires. L’entrainement n’apportera aucun changement, il manque un outil ou des outils cérébraux d’accès de traitement des données, pour ensuite pouvoir automatiser. De façon souvent inconsciente, elle sera concentrée sur cette tâche non automatisée. Ceci l’empêchera d’être libérée pour en réaliser une autre en parallèle. C’est une évidence, une fois qu’on a compris les mécanismes, que lors des apprentissages scolaires un cerveau "dys" se trouve sans cesse en situation de double tâche.
Il y a des moyens simples de limiter ces problèmes.
En aménageant les leçons et cours, en outillant ces élèves avec l’ordinateur, en proposant la calculatrice à un dyscalculique… On peut soulager le dyslexique de la lecture en lui permettant d’entendre, d’écouter l’énoncé qui est distribué. Mais aussi en limitant les textes, en modifiant leur présentation. On peut soulager un élève dyspraxique en lui évitant d’écrire le cours, il pourra l’écouter et le comprendre. Et ainsi de suite, il existe nombre de moyens, souvent simples à mettre en œuvre, pour limiter la double tâche et permettre à ces enfants de révéler leurs potentiels. Dont l'usage de l'ordinateur et de logiciels qui vont limiter cette double tâche. Mais ces aspects sont à présenter dans un autre article.
J'espère que pour me lire vous n'avez eu à affronter une situation de double tâche !
Pour approfondir, je vous invite à lire Caroline Huron, Michèle Mazeau ou à découvrir leurs conférences .
Régine Salvat, biologiste médicale.